II

 

Or, cette année-là, vers la fin de l’été, l’oncle Stavolo eut une vache prête à vêler. C’était la plus belle vache d’Eckerswir, de l’espèce suisse, grande, couleur café au lait, très bonne laitière, et qui s’appelait « Rœsel ». Depuis huit jours ; le vétérinaire Hirsch venait la voir et disait chaque fois :

– Ce sera pour demain.

Dans l’intervalle arriva la fête de Kirschberg, où nous allions tous les ans danser et goûter du kirschwasser. L’année étant très abondante en toute espèce de fruits, – cerises noires, prunes, prunelles, mûres, myrtilles, – tous ceux qui revenaient de Kirschberg disaient que la montagne autour du village et jusqu’à la lisière du bois, était couverte d’arbres tellement chargés de prunes, qu’il fallait les étayer pour les empêcher de se rompre. Ils disaient aussi qu’on distillait nuit et jour à la ferme du père Yéri-Hans, qu’on avait trouvé le moyen de ne plus employer d’alambics, en faisant passer la fumée dans de grosses tonnes cerclées de fer, et autres choses semblables. On pensait donc que la fête serait magnifique, ce qui nous ennuyait beaucoup, car nous voyions bien, Margrédel et moi, que l’oncle Conrad aurait de la peine à quitter la maison. Enfin lui-même nous prit à part dans la salle et nous dit :

– Cette année, nous n’irons pas à la fête de Kirschberg. Ce vétérinaire dit tous les jours : « Ce sera pour demain ! » et je ne puis pas abandonner « Rœsel » dans un pareil moment ; non, je ne puis pas laisser entre les mains de Hirsch et de la servante une bête qui me coûte cent écus et qui me rapporte six pots de lait matin et soir ; je n’aurais pas une minute de tranquillité là-bas. Écoutez, mes enfants, nous irons à la fête de Wintzenheim, dans quinze jours, cela nous fera autant de plaisir, et nous pourrons boire alors du kirschwasser à l’auberge du « Bœuf rouge », aussi bien qu’au « Cruchon d’or » ; il sera même meilleur étant plus vieux.

– Vous avez raison, mon père, répondit Margrédel d’un air assez triste.

Et les choses étant réglées de la sorte, nous restâmes à la maison, tandis que la moitié d’Eckerswir allait à Kirschberg. On ne voyait que des voitures partir à la file avec quatre, cinq et six bottes de paille couvertes de gens en habits de fête, rubans aux chapeaux et verroterie dans les cheveux. Nous les regardions tristement de la fenêtre, et les jeunes filles criaient à Margrédel :

– Hé ! Margrédel, tu ne viens donc pas ? Allons, mets ta belle jupe, nous avons encore de la place.

– Merci, répondait Margrédel, ce sera pour une autre fois.

Et les garçons me criaient :

– Kasper, prends donc ta clarinette ; arrive ! Tu te mettras à cheval sur « Schwartz ». Hop, hop, en avant !

Et je hochais la tête.

L’oncle Conrad, dans son petit verger derrière la maison, étayait les arbres pour ne pas voir ces choses. Cela dura jusque vers dix heures ; alors le silence se rétablit, le village était abandonné, on ne voyait que les vieux assis devant leur porte au soleil ; les chiens même avaient suivi les voitures, et l’on n’entendait plus aboyer comme à l’ordinaire.

Pendant le dîner, l’oncle Stavolo dit qu’il y aurait sans doute trop de monde à la fête, qu’on ne pourrait pas se retourner, et que les aubergistes profiteraient de l’occasion pour se débarrasser de leur plus mauvaise piquette et de leurs fromages moisis. Il dit encore que nous serions mieux à Wintzenheim, chez le père Michel Bloum, un de ses anciens camarades, qui l’invitait depuis longtemps à venir manger du « kougelhof » et à goûter son « brimbellewasser ». Puis nous descendîmes ensemble à l’écurie voir « Rœsel », et il m’avoua qu’elle ne pouvait pas tarder à faire son veau, et que, si c’était pour la nuit, nous partirions le lendemain de bonne heure à la fête ; mais la chose traîna jusqu’au mardi, alors il était trop tard.

Cependant, le soir du même jour, après souper, l’oncle Conrad, qui fumait rarement, et jamais que du tabac qu’il avait planté lui-même dans son jardin, derrière la maison, l’oncle prit une petite pipe de buis en forme de tulipe, et, l’ayant mise dans la poche de sa veste, il me dit :

– Kasper, arrive ; nous allons voir ce qui se passe aux « Trois-Roses » ; je suis sûr que plusieurs sont déjà revenus de Kirschberg : le vieux Brêmer, Mériâne, Zaphéri ; c’est leur habitude de coucher chez eux depuis trente ans ; ils ne restent jamais jusqu’au lendemain. Margrédel, s’il se passe quelque chose à l’écurie, envoie Orchel me chercher tout de suite.

Nous sortîmes ensemble.

En descendant l’escalier, l’oncle ajouta :

– Je suis pourtant curieux de savoir si l’on s’amuse à la fête ; nous allons tout apprendre.

Et nous traversâmes la rue silencieuse : quelques instants après, nous entrions dans la grande salle des « Trois-Roses ».

L’oncle Conrad ne s’était pas trompé ; déjà bon nombre de vieux étaient de retour et fumaient là, les deux coudes sur la table, en se racontant ce qu’ils avaient vu de remarquable en ce jour, et se rappelant l’un à l’autre qu’en telle année, en telle autre année, il y avait de cela dix, vingt ou trente ans, la fête de Kirschberg avait été plus belle, soit au passage du roi Charles X, soit à l’arrivée de Marie-Louise en France, soit du temps de Saint-Just, lorsqu’on avait planté le grand peuplier au milieu du village. Ils se plaignaient que tout dépérissait de jour en jour, que la jeunesse n’avait plus la même ardeur qu’autrefois, que les impositions augmentaient, que le kirschwasser, le vin, la bière, la farine, la viande enfin, tout coûtait plus cher ; qu’on ne savait pas quand cela finirait, et que c’était l’abomination de la désolation prédite par les saintes Écritures.

Le vieux greffier de la mairie surtout, le père Brêmer, avec sa perruque roussâtre bien peignée, en forme de bonnet à poil, et sa grosse pipe d’Ulm toute noire, dont il tirait une bouffée de demi-heure en demi-heure, le vieux Brêmer semblait mélancolique selon son habitude, et, les deux oreilles entre ses mains, il regardait dans son verre en parlant des temps écoulés.

L’oncle Conrad et moi, nous nous assîmes parmi les autres ; Zaphéri Mütz, le cabaretier, nous apporta deux verres et une bouteille, en nous demandant si « Rœsel » avait mis bas ; l’oncle répondit que non ; puis nous écoutâmes ce qu’on racontait.

Jusqu’à dix heures, on ne fit que parler des anciennes fêtes, et surtout de la dernière. Malgré l’avis du greffier, plusieurs soutinrent qu’il n’y avait jamais eu plus de monde à Kirschberg, plus de danseurs et de danseuses ; que la « Madame-Hütte » en était pleine comme une ruche ; que le vieux Yéri-Hans, ayant affermé les jeux deux cents écus, avait reconstruit la baraque en planches neuves, qu’il avait renouvelé les drapeaux et mis des bancs à l’intérieur tout autour, ce que chacun devait approuver, puisqu’il est bon que la grand-mère et le grand-père puissent s’asseoir, et regarder leurs petites-filles ou leurs petits-fils qui dansent. Ils dirent aussi que le kirschwasser avait un goût très fin, que la vigne se présentait bien, que les jeux de « rampô », de quilles, du coq et du mouton avaient déjà couvert les frais de Yéri-Hans.

Enfin on causait de ceci, de cela : des jeunes gens, de la nouvelle mode des bonnets de tulle, que Soffrayel Kartiser avait apportée de Strasbourg, avec les manches à gigot et les cheveux arrangés en croix, sur des peignes hauts d’un demi-pied. Le vieux greffier trouvait les vieilles modes du Kirschberg bien autrement belles : les toques de velours à grands rubans, les manches plates, les corsets de satin brodés d’or, les jupes de soie à grands ramages, les longues tresses tombant derrière les oreilles, jusqu’au talon ; bref, toutes les anciennes modes, depuis le tricorne, le gilet écarlate, les souliers ronds à boucles d’argent, jusqu’à la veste grise du meunier et au tablier blanc du marchand de fromage, tout lui paraissait plus beau que la blouse et le bonnet de coton.

Mais ces choses n’intéressaient pas l’oncle Conrad, qui bâillait dans sa main, et semblait pouvoir à peine ouvrir les yeux.

– Écoutez, monsieur Brêmer, s’écria tout à coup le vieux Mériâne, vous avez raison en bien des choses. Oui, les anciennes robes et les anciennes toques étaient plus belles que les cheveux en croix et les sarraus gris ; je dirai même plus, la choucroute et le petit-salé étaient meilleurs autrefois, parce qu’on fumait mieux la viande, et qu’au lieu d’avoir une vis en bois, pour serrer la choucroute, on mettait une grosse pierre dessus, de sorte que la pierre descendait toujours, au lieu que maintenant, quand on oublie de tourner la vis, la choucroute se gâte à la cave. Je suis de votre avis pour tout cela ; mais il y a pourtant des articles sur lesquels les jeunes gens nous valent.

Le greffier hocha la tête.

– Vous avez beau hocher la tête, dit Mériâne, c’est certain. Ainsi, par exemple, pour la lutte, pour la force et l’adresse, là, franchement, avez-vous jamais vu un homme mieux bâti, plus solide que le fils de Yéri-Hans, un gaillard qui revient d’Afrique, et qui assommerait un bœuf d’un coup de poing ? Avez-vous jamais vu de notre temps un hercule pareil, je vous le demande ?

Le greffier sembla réfléchir. L’oncle Conrad se remuait sur son banc ; il toussa comme pour répondre, mais il se tut, et le vieux Mériâne ajouta :

– Ce grand canonnier, voyez-vous, Brêmer, ne craindrait pas six hommes, des hommes ordinaires, bien entendu, pas comme maître Stavolo ici présent, non, ce serait aller trop loin ; mais je soutiens qu’il n’y a jamais eu, de notre temps, un homme qui puisse se comparer à celui-là pour la véritable force.

Alors le vieux Mériâne vida son verre, et l’oncle Conrad, d’un air d’indifférence, demanda :

– De quel canonnier est-ce qu’on parle donc ? Des hommes forts, il y en a eu dans tous les temps, mais ça m’étonne tout de même d’entendre parler pour la première fois de ce canonnier.

– Hé ! c’est le fils de Yéri-Hans, le fermier de la côte de Kirschberg, fit Mériâne.

– Ah ! ah ! bon... bon... je me rappelle... un grand maigre de six pieds, blond, les joues roses, long comme un fil ; oui... oui... le fils de Yéri, dit l’oncle en faisant tourner ses pouces ; tiens, tiens, il est si fort ! Eh bien ! je ne m’en serais jamais douté ; non, ça me paraît étonnant.

– Il était long et blond avant de partir pour Alger, dit Mériâne, mais à cette heure il est roux, maître Stavolo, à la peau brune et des épaules, des épaules, –  tenez, larges comme cela, fit-il en écartant ses mains d’un air d’admiration.

– La longueur ne fait pas la force, dit l’oncle Conrad en vidant son verre brusquement. Hans, une chopine ! Non, la longueur d’un homme ne prouve pas sa force ; j’en ai vu de très longs qui n’étaient pas forts. Quand on me parle d’un homme fort, je demande, moi, qu’est-ce qu’il a fait ?

– On voit bien que vous ne revenez pas de la fête, maître Conrad ! répondit Mériâne, sans cela vous sauriez qu’on ne parle dans tout le pays que du fils de Yéri-Hans ; vous sauriez qu’il a renversé tous ceux qui se permettaient d’avoir l’audace de lutter contre lui.

– Qui ? demanda l’oncle.

– Mon Dieu ! je ne me rappelle pas leurs noms ; des hommes très forts, tout ce qu’il y avait de plus solide en vignerons, en bûcherons, en charbonniers, en hercules de toute espèce. Ça ne durait pas une minute ; on les voyait sur le dos, les jambes en l’air ; cela faisait frémir... Quel homme... quel homme que ce Yéri-Hans !

L’oncle Conrad ne dit rien d’abord ; il toussa, puis tirant sa pipe de sa poche :

– Il y a vigneron et vigneron, fit-il avec un sourire étrange. Je veux bien croire que votre grand canonnier est fort ; il aura sans doute appris au régiment quelques-uns de ces bons tours dont parle le barbier Münch, et qui consistent à vous accrocher la jambe, ou même à vous donner des coups de pied sur la tête ; oui, oui, j’ai souvent entendu parler de choses pareilles ; les soldats s’apprennent ces tours entre eux, et puis ils rentrent dans leurs villages renverser des gens faibles, des boiteux, des bossus, de pauvres créatures qui n’ont que le souffle, et par ce moyen on les craint, on répète à droite et à gauche : « Voilà l’homme terrible, l’homme fort ! » Seigneur Dieu ! il faudrait pourtant, quand on a des cheveux gris, réfléchir avant de parler. Moi, ce que je dis là, vous pensez bien, père Mériâne, que je m’en moque ; si votre canonnier est fort, tant mieux pour lui. La force ne prouve pas qu’on ait raison ; les bœufs sont aussi très forts, et cela ne leur donne pas deux liards de bon sens ; mais d’entendre répéter des choses semblables, cela vous agace les nerfs. Je souhaite de tout mon cœur que Yéri-Hans soit l’homme le plus fort du monde ; son père est un de mes vieux camarades. Enfin, je dis qu’il faut réfléchir, quand on parle devant des gens sérieux.

Ayant dit cela, l’oncle Conrad alluma sa pipe à la chandelle, et le greffier Brêmer s’écria :

– Tenez, Mériâne, si j’avais à parier pour quelqu’un, entre votre canonnier et maître Stavolo, ce ne serait pas long ; tout vieux qu’il est, maître Conrad...

Mais l’oncle l’interrompit :

– À quoi pensez-vous donc, monsieur Brêmer ? Moi... moi... aller lutter contre un jeune homme ! Il y a dix, quinze ans, je ne dis pas, oui, ça m’aurait peut-être fait quelque chose, d’entendre répéter sans cesse qu’un autre se vante d’être le plus fort du pays ; j’aurais voulu voir ; mais à cette heure, non, non, qu’il aille se battre ailleurs, qu’il se retrousse les manches jusqu’aux coudes, je lui prédis qu’il trouvera son maître, mais ce ne sera pas Conrad Stavolo.

– Oh ! je pense bien, maître Conrad, que vous êtes incapable d’aller, à votre âge, vous empoigner avec un jeune homme, fit Brêmer ; mais, franchement, si vous en veniez là, je parierais pour vous.

L’oncle sourit, et dans ce moment le « watchmann », frappant le plancher de sa grande canne, nous dit :

– Messieurs, il est onze heures !

Tout le monde se leva et chacun prit le chemin de sa maison.

Tandis que nous étions en route, l’oncle Conrad, tout pensif, reprit :

– Ce vieux Mériâne perd la tête, il est toujours le même depuis trente ans ; quand il voit quelque chose, c’est toujours la plus belle chose ; un homme en bat un autre, c’est l’homme le plus fort de l’univers ; s’il en bat deux, on n’a jamais vu son pareil depuis Adam et Ève. Je ne peux pas souffrir qu’on voit tout en gros. Mais nous sommes à la maison ; bonsoir, Kasper. Pourvu que « Rœsel » se décide cette nuit.

– Oui, mon oncle ; Margrédel ne serait pas fâchée tout de même d’aller faire quelques tours de valse à Kirschberg, elle a l’air un peu triste !

Je montai dans ma chambre, et l’oncle Stavolo entra dans la sienne.